La dramaturgie : entretien avec Yves Lavandier

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Yves Lavandier est un scénariste, script doctor et réalisateur français. Diplômé d’un “Master of Fine Arts” de l’université de Columbia à New York, il a réalisé de nombreux courts-métrages ainsi qu’un long, Oui, mais… sorti en 2001. Mais il est surtout reconnu dans le milieu pour avoir écrit un ouvrage, La dramaturgie, qui explique et explore les mécanismes qui font vivre les récits notamment au cinéma.

La lecture de cet ouvrage m’a éclairé sur bien des points, elle m’a ouvert la porte d’un domaine que je connais mal. Bien que j’y ai trouvé un grand nombre de réponses, de nouvelles questions sont apparues. Et qui mieux que l’auteur pour y répondre ? Yves Lavandier nous livre ici sa vision et partage sa passion d’un domaine souvent mal compris, mal connu et essentiel : l’art de bien écrire et raconter des histoires. J’espère que son point de vue et son travail vous permettront à vous aussi d’aborder différemment le cinéma.

Vous trouverez à la fin de cet article sa bibliographie.

 

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“Quand je vois Sueurs froides, j’affirme que je m’ennuie et je me contrefiche de ne pas bêler avec les cinéphiles. Maintenant, si vous êtes authentique et que vous aimez Sueurs froides, vous avez raison. Vous avez raison d’avoir les goûts que vous avez à condition d’être authentique.”

Tout au long du livre, vous montrez le lien étroit qui existe entre une œuvre dramaturgique et la vie de chaque être humain. Faut-il comprendre l’humain pour écrire un scénario ?

Oui, je le crois profondément. Pour comprendre pourquoi les règles de la narration sont importantes en tant que guides, les auteurs doivent connaître leur raison d’être en tant que principes. Je m’explique. Quand vous observez le répertoire, et plus particulièrement les œuvres qui ont traversé les âges, vous remarquez la présence de mécanismes narratifs récurrents. Ce sont les principes du récit. Tchekhov les appelle la “loi”. Si vous n’êtes pas un analyste des œuvres passées mais un créateur d’œuvres à venir, vous transformez ces règles théoriques en règles pratiques. Les principes deviennent des guides. Cette opération se fait souvent de façon inconsciente pour beaucoup d’auteurs. Mais est-ce que cela suffit ? Prenons un exemple facile. Quand vous analysez les meilleures œuvres dramatiques, vous êtes frappé par l’omniprésence du conflit. En tant qu’auteur, vous allez donc être tenté de mettre du conflit dans votre écriture. Sauf que vous ne savez pas à quoi cela sert et à quel point c’est nécessaire. Vous pouvez même être tenté de vous demander si vous ne pourriez pas vous en passer. Et jusqu’à quel point ? A quel prix ? C’est là que la justification est capitale. Je ne veux pas me contenter de dire aux auteurs de mettre du conflit dans leurs œuvres et de me faire confiance. Pour peu qu’ils aient tendance à rendre les choses trop faciles pour leurs protagonistes, ils ne m’écouteront pas bien longtemps. Ils doivent entendre et intégrer la raison d’être du conflit. En fait, c’est un peu comme dans l’actorat, quand vous voulez obtenir une bonne performance. Un comédien doit sentir ses motivations de l’intérieur. Si un metteur en scène lui montre comment faire, en lui jouant la scène par exemple, le comédien fera au mieux une imitation correcte. Mais, comme cela ne vient pas de l’intérieur, il ne sera jamais juste à 100%. L’envie de mettre du conflit (et tout le reste des outils de la dramaturgie) dans l’écriture doit venir de l’intérieur. Chaque auteur doit être convaincu de leur nécessité au plus profond de lui-même. Sinon, cela ne fonctionnera pas. J’ai écrit mes livres avec cette démarche. Je ne parle pas des nombreux exemples, qui sont là pour expliquer ou illustrer les concepts mais pas pour les justifier. Je parle de mes références à la vraie vie, à l’enfance, à la philosophie, aux mythes, au spectateur, à la psychologie, etc. Voilà pourquoi La dramaturgie est aussi épais.

 

Un scénariste doit-il donc s’intéresser aux sciences humaines pour maîtriser son art ?

Bien sûr. Pas seulement pour nourrir ses sujets mais aussi pour comprendre la psychologie du récepteur et les secrets de son artisanat. 

 

Vous dites que les règles sont présentes dans le répertoire depuis longtemps. Est-ce à dire qu’on ne les a pas inventées, qu’elles sont “naturelles” ?

Non et oui. Le répertoire est fait de créations humaines, en commençant par les mythes, l’art rupestre, les contes de fée, les fresques antiques, les premières pièces de théâtres. A moins de penser que certains textes ont été dictés par un dieu et non par des humains, il est difficile de penser que les constantes du répertoire n’ont pas été inventées. En même temps, je pense que la dramaturgie pré-existe aux mythes, au théâtre et au cinéma. Le récit retranscrit la vie. Et la vie est pleine de tout ce qu’on trouve en dramaturgie : du conflit, des rapports de causalité, des structures en trois actes, de la caractérisation, des surprises, du suspense, des structures fractales, etc. Donc, oui, d’une certaine façon, les règles sont “naturelles”. Si c’est vrai, c’est une piste intéressante. Car les lois de la nature sont immuables et universelles. Il en est peut-être de même des lois du récit.

 

Pourquoi l’homme a-t-il besoin d’histoires pour vivre comme vous le dites au début de votre livre ?

C’est d’abord un constat. L’être humain représente sa vie depuis qu’il a pris conscience de lui-même. Sous forme d’images, de sons et de récits. Je pense que le récit remplit plusieurs fonctions essentielles pour les humains, qu’ils soient auteurs ou récepteurs : comprendre le monde, échanger avec l’autre, prendre conscience, trouver la voie pour grandir, explorer ses fantasmes, reconnaître ses émotions et les gérer, oublier son quotidien, interroger son inconscient, structurer sa vie, donner du sens aux mystères, etc…

 

Cela veut-il dire qu’une histoire doit être intimement liée au spectateur ?

Le rapport au spectateur est capital. Comment peut-on imaginer un récit sans penser à celui à qui on va le proposer ? Il est indispensable de comprendre comment l’autre reçoit un récit. Il ne s’agit pas nécessairement de lui donner ce qu’il attend ou ce qui le conforte. Il s’agit de tenir compte de tout ce qui se joue quand un être humain reçoit un récit. Comprendre, par exemple, comment fonctionne l’identification. Comprendre qu’on a des responsabilités artisanales en tant qu’auteur. Je ne parle pas de morale, même si c’est une responsabilité parmi d’autres. Je parle juste de jouer le jeu de son art. Ce sont Chaplin et Hitchcock qui m’ont indiqué cela. Dans Charlot et Mabel en promenade, Charlot fait un geste que personne de sain ne ferait dans la vie : il remercie discrètement sa canne. Ce geste est clairement destiné au spectateur. Quant à Hitchcock, si vous lisez ses entretiens avec Truffaut, vous verrez que les mots qui reviennent le plus souvent sont “émotion” et “spectateur”. Ensuite, Freud, Nietsche, Racine, Diderot, Edward Mabley, Erwin Panofsky, Arthur Miller et d’autres ont renforcé ma conviction que le spectateur est un partenaire incontournable du processus. Il est assez ahurissant qu’une telle évidence ait besoin d’être rappelée. Mais, en 2014, on voit encore des cinéastes qui ne s’adressent qu’à eux-mêmes. Et des intellectuels qui les soutiennent par mépris du public.

 

Qu’est-ce qui explique ce mépris selon vous ?

C’est une façon d’exister. Pas très glorieuse, je vous l’accorde. Mais parfois, cela impressionne. Dans tous les domaines, critiquer, mépriser, hiérarchiser donnent l’air intelligent. Ce n’est qu’un air mais beaucoup se font piéger.

 

Je vais prendre l’exemple d’une série que je suis en train de regarder : Breaking bad. Comment se fait-il que l’on s’attache autant à un homme dont les faits sont aussi immoraux ?

Si vous faites vivre du conflit à un personnage, vous créez une empathie à son égard, même s’il est antipathique ou immoral a priori. L’autre outil qui permet qu’on s’identifie avec Walter White (Bryan Cranston) est la préparation. Plus exactement, la justification. Les auteurs nous expliquent pourquoi il agit ainsi. Ce n’est pas gratuit. Parfois même, on peut avoir l’impression que Walter n’a pas le choix, qu’on ferait la même chose à sa place.

  

En finissant la série, pourquoi ressentir comme un sentiment “d’abandon” ? Il se traduit par une envie de rester dans cette histoire, ce monde, ces personnages, de continuer l’aventure.

Bienvenue au club ! A propos des séries TV, on ne parle pas d’addiction par hasard. Les récits bien écrits donnent envie d’y retourner, de continuer à fréquenter les personnages. C’est comme quand vous vous sentez bien avec quelqu’un (un ami, un amant, un parent), vous avez envie de le revoir, vous n’avez pas envie qu’il disparaisse de votre vie. Si cela arrive, forcément, le sevrage est douloureux.

 

Que pensez-vous de Breaking bad ?

J’adore ! C’est brillamment écrit. Et c’est la preuve qu’on n’est pas obligé d’avoir 36 personnages et 36 sous-intrigues pour nourrir une série. Vince Gilligan prend une poignée de personnages, une ou deux sous-intrigues (et encore, elles sont directement liées à l’intrigue principale) et il exploite. Il exploite à mort. Il fait monter en neige le peu d’oeufs qu’il a dans son panier.

“Contrairement à certains, je ne pense pas que le public a toujours raison. Mais contrairement à d’autres, je ne pense pas qu’il a toujours tort.”

A quoi le spectateur est-il le plus sensible ?

Je ne sais pas. J’aimerais croire que le spectateur est un adulte avec une âme d’enfant et qu’il sera prioritairement touché par une histoire à hauteur d’humain, bien structurée, émouvante et parfois drôle. Mais je vois bien qu’un thème, même mal exploité, suffit parfois à toucher le public. Je vois que l’imagerie de la barbarie et de la toute-puissance exerce une indéniable attraction auprès de millions de spectateurs. Il n’y a pas de spectateur type. Il y a toutes sortes de spectateurs, plus ou moins cultivés, plus ou moins dégrossis, plus ou moins fatigués. Contrairement à certains, je ne pense pas que le public a toujours raison. Mais contrairement à d’autres, je ne pense pas qu’il a toujours tort.

 

Au niveau de la réception d’une œuvre dans une salle, quelle différence entre celle de l’enfant, celle d’un adolescent et celle d’un adulte ?

Chez l’enfant, il faut distinguer différents âges. Je ne crois pas souhaitable de raconter des contes de fée aux enfants de moins de 3 ans. C’est vers 4, 5 ans que les contes de fée ont le plus d’impact. Cela dit, j’ai pris énormément de plaisir à voir Dragons et Raiponce en 2010. J’avais un peu plus de 5 ans… A partir de, disons, 14 ans, la question de l’âge des artères du spectateur me paraît très secondaire. J’en reviens à ma réflexion précédente. Certains adolescents, clairement minoritaires, sont sensibles à Vol au-dessus d’un nid de coucou ou Les lumières de la ville. Et certains quinquagénaires bien bourrins ne jurent que par les mitraillages, les superhéros et les courses de voiture. La vraie différence se situe donc au niveau de la maturité affective. Si vous n’avez pas suffisamment grandi émotionnellement, vous serez toujours impressionné par la poudre aux yeux, vous resterez manichéen, vos instincts primitifs seront plus faciles à solliciter. Mais la bonne nouvelle pour tout le monde, c’est que ça se soigne ! L’un de mes enfants — lesquels ont tous été biberonnés à Chaplin et aux films à hauteur d’humain — fait parfois découvrir Miracle en Alabama, 12 hommes en colère ou To be or not to be à ses copains. Eh bien, ça marche ! Ils y sont sensibles. Comme quoi, c’est aussi une question d’opportunité culturelle.

 

Cette opportunité culturelle manque-t-elle ?

Indéniablement. Pour combler ce manque, le CNC a mis en place, depuis la fin des années 80, les programmes “Collège au cinéma” et “Lycéens et apprentis au cinéma” dont le but est de faire découvrir de vieux films ou des films d’auteur aux jeunes. La démarche est formidable, même si elle a ses limites. D’abord, c’est à la discrétion des professeurs. Dans aucun des collèges et lycées que mes enfants ont fréquentés, il ne leur a été proposé de telles sorties. Ensuite, les films proposés ne sont pas toujours choisis sur la qualité de leur narration. Or un thème passionnant ne suffit pas à intéresser les spectateurs. La pensée la plus riche du monde est perdue si elle n’est pas transmise correctement.

 

Quelles sont les limites du récit au cinéma ?

Je ne comprends pas votre question.

 

Je reformule, est-ce qu’on peut penser que le récit a un potentiel beaucoup plus étendu que notre esprit arrive à le concevoir ? Sommes-nous la limite ?

Nous sommes notre propre limite à tellement de choses ! Mais j’ai du mal à imaginer le récit comme une entité supérieure, indépendante des humains qui le créent. Il est vrai que la nature raconte aussi des histoires et le fait souvent sans nous. Je la trouve cruelle mais pas plus créative que les humains.

 

Quand on lit La dramaturgie, on a l’impression qu’aucune œuvre ne peut prétendre au “chef d’œuvre”, elles ont toutes un défaut. Alors, le chef d’œuvre existe-t-il ou est-il un idéal ?

Est-ce que la perfection existe ?… Cela dit, ce n’est pas parce que le chef d’œuvre absolu n’est qu’un idéal qu’on a le droit de bâcler et de s’affranchir des règles. Dans tous les domaines de l’activité humaine, c’est en visant l’excellence avec sagesse qu’on a les meilleures chances de s’en approcher.

 

Vous parlez de l’authenticité dans la réaction d’un enfant. Peut-on faire revenir l’adulte à cet état d’authenticité grâce à la dramaturgie ?

C’est une excellente question. J’ai envie de croire que la dramaturgie permet non seulement de gagner en authenticité mais aussi en intelligence émotionnelle. Après, encore une fois, cela dépend de ce qu’on vous propose. Regardez Philomena, Departures, Un jour sans fin, Pas un de moins, Sur écoute (série TV), La cité des hommes (série TV). Je vous garantis qu’on en sort moins con. Je ne suis pas sûr qu’en regardant un James Bond, on fasse un bon vers la sagesse et la grandeur d’âme. Mais l’authenticité n’est pas interdite aux adultes, que ce soit dans la vie en général ou devant un film. C’est une position existentielle. Vous pouvez choisir d’être authentique en toutes choses. C’est vrai pour les artistes comme pour les spectateurs. Permettez-moi une anecdote personnelle. Après avoir vu Une robe d’été, Sitcom, Gouttes d’eau sur pierre brûlante et Sous le sable, et m’y être copieusement ennuyé, je peux vous dire que j’avais un sérieux a priori vis-à-vis du cinéma de François Ozon. Arrive alors 8 femmes. Que faire ? Ne pas le regarder ? Le regarder depuis mon bunker, un fusil à la main, et passer mon temps à trouver toutes les bonnes raisons de confirmer mon a priori ? J’ai fait le choix de rester ouvert et de ne pas condamner le film à l’avance. Eh bien, je me suis régalé. J’étais doublement heureux. Non seulement, je venais de passer un bon moment mais, en plus, je m’étais prouvé que je pouvais être authentique.

 

S’agit-il de la même authenticité que celle de l’enfant ?

Absolument. C’est le même principe. C’est l’authenticité de l’enfant du conte d’Andersen (Les habits neufs de l’empereur) qui est le seul à ne pas se laisser baratiner et à dire simplement ce qu’il voit. Pourquoi l’enfant dit-il que le roi est nu ? Parce qu’il n’est pas encombré de préjugés, de tabous, de dogmes. On peut conserver cela à l’âge adulte. Et même le cultiver.

 

Qu’est-ce qui explique le désintérêt du grand public pour des œuvres expérimentales très personnelles ?

Quand j’entends votre question, je pense tout de suite à deux types d’œuvres “expérimentales très personnelles” : les ratées et les réussies. Il me semble que Memento, Thérèse, 21 grammes, Mauvais sang, En attendant Godot, La cantatrice chauve sont des œuvres à la fois expérimentales et personnelles et qu’elles ont intéressé une partie non négligeable du grand public. Et puis il y a ceux qui, par peur, vanité ou incompétence, considèrent que leur génie transpirera forcément et qu’ils n’ont pas à faire l’effort de tendre la main vers l’autre. Paul Watzlawick disait qu’un bon thérapeute doit savoir parler le langage du patient. Certains auteurs considèrent carrément que c’est de la prostitution. Je suppose qu’ils préfèrent finir vieilles filles. Ce serait uniquement risible s’ils ne trouvaient pas des gens pour les soutenir et les financer. Cela dit, je respecte les cinéastes qui n’ont pas envie de raconter une histoire et qui ne veulent faire que du cinématographe. Pourquoi pas. C’est une branche légitime du cinéma. Là où cela devient franchement embarrassant, c’est que la plupart ne sont même pas de grands poètes du langage filmique.

 

Est ce que la réaction du spectateur est toujours la même, quelle que soit sa culture et l’endroit où il se trouve dans le monde ?

Il y a en effet des références culturelles qui ne touchent pas tout le monde de la même façon. Mais tous les mécanismes qui relèvent du fonds commun à l’ensemble de l’humanité sont perçus à peu près de la même façon, à toutes les époques et sur tous les continents. Savez-vous qu’il existe une version chinoise de Cendrillon ? Ce n’est pas la traduction chinoise du conte que nous connaissons. C’est l’apparition d’un conte semblable, il y a à peu près mille ans, dans une autre culture que la nôtre. La Cendrillon chinoise s’appelle Ye Xian. A propos de Chine, l’un de mes livres, La dramaturgie, vient d’être acheté par un éditeur chinois. Il est en cours de traduction. Par courtoisie, connaissant mal le cinéma chinois, j’ai souhaité voir beaucoup de films chinois. Mais pas les trucs hystérico-magico-puérils avec des gens qui grimpent au ralenti sur des poteaux et font des bonds de six mètres en donnant trois coups de sabre. Cette imagerie de la toute-puissance, dont nous avons l’équivalent avec les superhéros occidentaux (Spiderman, James Bond, Lucy), me fatigue et me désole. Non, je m’en suis tenu aux histoires à hauteur d’humain. J’en ai vu une cinquantaine en quelques mois. J’ai découvert quelques perles. Culturellement, les thèmes et les sujets sont différents. Les cinéastes chinois traitent des mariages forcés, de l’émancipation des femmes, ne montrent jamais de baiser, prisent les scènes de repas et les versements de larmes, sont obsédés par la deuxième guerre sino-japonaise – quand nous sommes obsédés par le nazisme. Mais, du point de vue de l’artisanat narratif, les similarités sont impressionnantes. On trouve même un cinéma d’auteur chinois, avec les mêmes postures artistiques que chez nous !

“Je ne pourrais pas me contenter de ne voir au cinéma que des tours de manège.”

Qu’entendez-vous exactement par “histoires à hauteur d’humain” ?

Ce sont des récits qui s’intéressent à un destin individuel dans un cadre plutôt intimiste. On y raconte, en gros, comment vivre avec soi-même et avec autrui. Exit, donc, les personnages qui cherchent à sauver la planète, les protagonistes affublés de pouvoirs magiques, les décors grandioses, les jolies cascades, les mouvements de foule, tous les trucs qui nous dépassent. Ce qui, notez-le bien, n’exclut pas l’originalité. On peut raconter une histoire à hauteur d’humain dans une arène exotique. On n’est pas obligé de rester dans une salle à manger de 2014. Cela dit, il m’arrive d’apprécier les grands spectacles quand ils sont inventifs. Je ne boude pas mon plaisir à Speed, Mad Max 2, Terminator ou Les aventuriers de l’arche perdue. D’ailleurs, dans la vie réelle, j’adore les montagnes russes. Mais je ne demande pas à ce type de films de me toucher le cœur et de m’aider à grandir. Et je ne pourrais pas me contenter de ne voir au cinéma que des tours de manège. J’ai besoin de nourritures plus profondes. J’ai besoin d’être distrait, forcément, mais j’ai aussi besoin d’être ému et de trouver du sens dans ce qui m’est proposé. Heureusement, quand les règles sont maîtrisées, ces trois besoins peuvent être satisfaits. On n’est pas obligés de choisir entre enrichissant mais chiant ou distrayant mais creux.

 

Vous avez des exemples de films à hauteur d’humain ?

En plus des œuvres citées plus haut et en vrac : Série noire, Un coin de ciel bleu, L’argent de la vieille, Fais-moi plaisir, Le roi des masques, La Garçonnière, La cible humaine, Le fanfaron, Monsieur Schmidt, André le magnifique, Où est la maison de mon ami ?. Ce sont des films peu connus des jeunes générations. Je vous les recommande mais il y en a tellement. Bien sûr, vous voudrez bien noter que ce sont des œuvres qui m’ont touché. Ce ne sera peut-être pas le cas avec vous. Votre panthéon n’a aucune raison d’être identique au mien. Mais je suis persuadé que n’importe quel être humain, même celui qui vibre devant Fast and furious ou Le seigneur des anneaux, peut être bouleversé par un petit film, une histoire simple et émouvante. Quand j’avais une vingtaine d’année, j’étais fan de films d’horreur. A part quelques exceptions intelligentes, il faut bien reconnaître que ce n’était pas du grand cinéma. En même temps, j’avais déjà mon petit panthéon de films à hauteur d’humain. Entre Carrie et Le monstre est vivant , je me régalais à suivre Buster Keaton dans une comédie romantique. Le jour et la nuit.

“Je suis atterré par des films dont je me demande comment ils ont réussi à trouver un financement.”

Dans quel état trouvez-vous la création au cinéma aujourd’hui ?

Si l’on considère l’ensemble du cinéma mondial, il est d’une variété et d’une richesse inouïes. Même le cinéma français, à lui seul, est extrêmement varié. Il y en a pour tous les goûts. Je suis toujours émerveillé de découvrir des petits films bien racontés et plein d’humanité, en provenance d’Iran, d’Argentine, de Corée du Sud. A côté de cela, je vois beaucoup de choses qui me désolent. En tant que membre de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma Français, je reçois chaque année un coffret d’une centaine de DVD destiné à nous aider à voter pour les Césars. A chaque fois, je suis atterré par des films dont je me demande comment ils ont réussi à trouver un financement.

 

Est-ce un sentiment répandu parmi les membres de l’Académie ?

Je ne sais pas. A chaque fois que j’en parle à un collègue, nous nous faisons la même réflexion mais je n’ai pas fait de statistiques. Il est fort possible que tout le monde soit d’accord sur l’idée générale mais pas du tout sur les titres à désigner. C’est humain. Il y a d’ailleurs sûrement des gens qui mettraient Oui, mais… [film écrit et réalisé par Yves Lavandier, Ndlr] dans la liste des films qui n’auraient pas dû trouver de financement. Cela dit, on ne peut pas reprocher à un auteur qui y croit et trouve les moyens de faire un film d’en profiter. Ce sont les décideurs, ceux qui distribuent l’argent des autres, qui devraient apprendre à mieux choisir. Ou à mieux réorienter l’écriture. Parmi les films qui ont quand même quelque chose, j’en vois beaucoup qui pêchent au niveau de l’écriture, en particulier de la structure. Quand on pense qu’un bon resserrage de boulons ne leur aurait fait que du bien… Beaucoup d’auteurs ont peur du script doctoring. Ils s’imaginent qu’ils vont y perdre leur âme. Alors que c’est exactement le contraire. Un récit mieux construit leur permettrait de mieux transmettre ce qu’ils ont à dire. Et de le transmettre à plus de gens pendant plus longtemps.

 

S’il y a des maux, quels sont-ils selon vous ?

En ce qui concerne le propos, je regrette la complaisance, la barbarie et la toute-puissance. Mais est-ce que c’est plus répandu qu’avant ? Je ne pense pas. C’est une constante humaine. Entendons-nous, je ne dis pas que le cinéma ne doit pas rendre compte de la barbarie. Au contraire. Les arts doivent traiter tout ce qui fait notre humanité, y compris la barbarie. Mais il y a deux façons de le faire : de façon humaniste et de façon barbare. Je sens parfois une complaisance sadique à montrer la barbarie humaine. Il est clair que la violence fascine beaucoup d’humains. Il est regrettable que cette fascination se mue parfois en délectation. Plus généralement, je sens que les auteurs ne s’interrogent pas assez sur leurs motivations inconscientes. S’ils le faisaient, ils éviteraient de laisser échapper des pulsions peu honorables, comme le sadisme ou le sexisme. En ce qui concerne l’artisanat, il y a un déficit évident sur la structure des récits. Je viens d’en parler. C’est d’autant plus dommage que l’enchaînement des scènes est le langage le plus puissant de la dramaturgie. Mais aussi le plus difficile à maîtriser. Autant pour les auteurs que pour les décideurs. Il n’y a pas que les fictions audiovisuelles qui pêchent par manque de structure. Beaucoup de one-man shows sont drôles, localement, mais n’ont ni queue ni tête. Si les humoristes faisaient un travail de préparation-paiement, ils donneraient de la cohésion et de la puissance à leurs spectacles. A part les problèmes de structure, les récits pêchent aussi par manque de conflit dynamique, manque de clarté, caractérisation faible ou inexistante, sujet sous-exploité, absence d’unité d’action. On voit également de plus en plus une difficulté à choisir un protagoniste parmi plusieurs. Probablement la mode des récits choraux. Résultat, le spectateur ne sait pas à qui s’identifier. Enfin, il y a souvent un gros problème d’enjeu. A ce sujet, De toutes nos forces, sorti début 2014, est un cas d’école. A un moment dans le film, le protagoniste (Jacques Gamblin) entreprend quelque chose d’extrêmement difficile. Il a clairement un objectif et des obstacles gigantesques. En même temps, ils ne sont pas totalement insurmontables. Il a une petite chance d’atteindre son objectif. En d’autres termes, la réponse dramatique n’est pas éventée. Logiquement, on devrait se dire : “Formidable, il va y avoir un suspense d’enfer”. Sauf que… Il n’y a aucun enjeu. Je me fiche que le protagoniste atteigne ou pas son objectif car le vrai problème est ailleurs. Plus exactement, le vrai problème a déjà été réglé. Donc, peu importe qu’il réussisse ou pas. De fait, même s’il échoue, il a gagné. Quel dommage que les auteurs n’aient pas fait lire leur scénario à un script doctor compétent avant de le tourner. Car ils avaient un sujet magnifique et ce problème d’enjeu était facile à régler. Ce qui m’amène au deuxième gros problème du cinéma : l’évaluation des scénarios, au sens de récits. Alors que cette activité fait appel à trois langages, les décideurs n’en connaissent qu’un. Un peu court, jeune homme.

 

A quels trois langages faites-vous allusion ?

Permettez-moi une analogie musicale. Quand on donne une partition à lire à un professionnel de la musique, celui-ci doit d’abord lire les notes, donc connaître son solfège. Mais pas seulement. Il doit aussi entendre de la musique dans sa tête. Enfin, il doit apprécier la composition, le travail de structure et d’harmonie, la qualité des arrangements et de l’orchestration. Il en est de même pour un scénario. Son lecteur doit d’abord en comprendre la langue, en déchiffrer les mots et les phrases. Il doit ensuite faire preuve d’imagination. Le scénario étant, au minimum, le plan du film en devenir, son lecteur doit imaginer sa mise en images et en sons, son incarnation par les comédiens, sa mise en rythme. Enfin, si le scénario n’est pas seulement un plan mais également un récit, le lecteur doit évaluer la construction de ce récit, la qualité de sa composition dramatique. Les lecteurs de scénario étant rarement analphabètes, le premier langage ne pose pas de problème. C’est bien évidemment sur les deux derniers langages, surtout sur le troisième, que la carence est aiguë. La solution consisterait à engager des script doctors compétents (et non des copains). Mais on en est loin.

 

Pouvez-vous expliquer le script doctoring ?

En français, on parle de “consultation”. L’activité consiste à évaluer les qualités narratives d’un scénario. Souvent, le script doctoring s’arrête au stade du diagnostic. Parfois, les consultants font quelques prescriptions. Comme toute activité humaine, le script doctoring demande des aptitudes que tout le monde ne possède pas (cf. ci-dessus).

“Tant que la télévision et le cinéma français seront sous assistance respiratoire et favoriseront le copinage, le népotisme, les impostures et les jeux de pouvoir, je ne vois pas de bonnes raisons d’espérer des changements.”

Comment y remédier ?

Je n’en sais rien. Je ne suis pas optimiste. Tant que la télévision et le cinéma français seront sous assistance respiratoire et favoriseront le copinage, le népotisme, les impostures et les jeux de pouvoir, je ne vois pas de bonnes raisons d’espérer des changements. Je connais des scénarios excellents qui dorment dans des tiroirs. Je vois des films plus qu’honorables, comme récemment Ceci est mon corps (réalisé par Jérôme Soubeyrand), qui ont un mal fou à trouver un distributeur. Le système français a des avantages mais il a aussi des inconvénients. Il ne favorise pas la rigueur et la compétence.

 

C’est quand même fou que de bons scénarios soient laissés de côté !

Oui, c’est triste. Et cela coûte cher à la France, financièrement et culturellement. Car je vous rappelle que le récit est un extraordinaire outil pour véhiculer une culture. Si les films français étaient mieux foutus, ils auraient une meilleure audience dans le monde. Mais il faut bien comprendre que le système n’est pas conçu pour sélectionner les projets méritants. Je connais une productrice qui a travaillé dans une grosse boîte de production française pendant trente ans. Elle était à la tête du comité de lecture. Pendant des années, avec quelques assistants, elle a lu tous les scénarios qui leur étaient envoyés. Des centaines, peut-être un millier. Devinez combien ont finalement donné un film… Zéro ! Zéro plus zéro égale la tête à Toto. Croyez-vous que c’est parce que tous les scénarios étaient mauvais, sans exception ? Non. C’est parce qu’un scénario, envoyé sans contact, sans relationnel, n’a aucune chance de se faire. Il vaut mieux faire un sourire à un producteur que de lui faire lire un scénario bien écrit. Un autre exemple, encore plus consternant. Je connais quelqu’un qui a été engagé pareillement par un producteur pour lire les scénarios envoyés par la poste. Savez-vous quelle consigne on lui a donnée ?… De trouver systématiquement de bonnes raisons de refuser. Pendant ce temps, le producteur produisait une bouse mal écrite, réalisée par un copain. La tête à poteau égale zéro plus zéro.

“On ne peut pas apprendre la dactylographie à un dauphin, aussi sympathique et passionné soit-il.”

Etes-vous au courant de la façon dont l’écriture est enseignée dans les grandes écoles de cinéma ? La “bonne” méthode est-elle appliquée ? Votre avis sur ces écoles ?

Je ne connais pas bien le sujet. Comme ça, a priori, je pense qu’on y trouve, comme partout, de bons et de mauvais pédagogues. J’ai aussi l’impression que les enseignants ne sont pas assez bien rémunérés. Mais le plus important est la sélection. On ne peut pas apprendre la dactylographie à un dauphin, aussi sympathique et passionné soit-il. Avant de prodiguer un enseignement de qualité à des élèves, il faut d’abord les sélectionner correctement.

 

Le cinéma français souffre-t-il d’un certain manque d’innovation, scénaristiquement parlant ?

Scénaristiquement parlant, le cinéma français souffre de beaucoup de choses. D’abord, le poste scénario est sous-financé. C’est encore pire en télévision. Or, comme le dit un proverbe anglo-saxon, “Pay peanuts, get monkeys”. Si vous payez des cacahuètes, vous aurez des singes. En télévision, on a fini par comprendre que le scénario-récit était la pierre angulaire d’une série. Maintenant, il faut accepter de mettre le scénariste au centre du dispositif. En cinéma, même le cinéma qui s’efforce de raconter une histoire, on s’imagine toujours que le réalisateur est responsable de tout. Ce n’est pas ce que dit le Code de la Propriété Intellectuelle (article L113-7) mais c’est ancré dans l’inconscient culturel. Dans ces conditions, pourquoi valoriser le travail de ceux qui conçoivent le sens et la structure qui va avec ?

 

Est ce qu’on s’est enfermés dans notre propre “exception culturelle” sans arriver à nous en sortir ?

Je défends l’exception culturelle quand elle affirme que les œuvres d’art ne sont pas des produits comme les autres. Oui, un film ne peut pas être traité comme une savonnette. Pour une raison simple et majeure : il n’est pas qu’un produit industriel, il est aussi un produit culturel. Oui, il faut permettre aux petits films fragiles d’exister. Pour autant, il ne faut pas confondre fragiles et médiocres. On peut être fragile et accessible. Je note par ailleurs que l’un des cinémas d’auteur les plus riches du monde est américain. Or il existe dans un système privé et capitaliste à 99 %. Comment se fait-ce ?

 

A quoi est due cette popularité du métier de réalisateur ?

Au mythe que le réalisateur est le seul auteur d’un film. Quand on vous parle d’un film, on vous dit que c’est “un film de…”. En France, cette paternité est humainement et artistiquement abusive, en plus d’être illégale. Mais tout le monde la pratique, par paresse, par méconnaissance ou par dogmatisme. Légalement, humainement, artistiquement, vous ne devriez pas dire qu’Un air de famille est un film de Cédric Klapisch. Vous devez dire que c’est un film de Cédric Klapisch, Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri et Philippe Eidel. Si vous n’avez pas la place (dans un magazine TV, par exemple), alors vous écrivez que c’est un film réalisé par Cédric Klapisch. Certains réalisateurs se battent contre ces abus. Je pense à Ken Loach et Stephan Frears qui n’arrêtent pas de rappeler, à longueur d’interviews, qu’ils ne sont pas scénaristes et de rendre hommage à leurs auteurs. Mais ils sont extrêmement rares. Ego oblige…

“On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.”

Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry (1943)

Pourquoi le scénario n’est pas plus valorisé ?

Ouh là ! Les raisons sont nombreuses. Enfin, le mot “raisons” n’est pas vraiment judicieux. Je devrais plutôt parler d’ “explications”. Oui, en effet, le scénario est maltraité et sous-financé. Cela a du sens dans 5 % des cas, où le scénario n’est qu’un prétexte pour faire du cinématographe. Mais quand le scénario contient un récit et un point de vue sur le monde, ce mépris est extrêmement dommageable. Je vois sept causes à ce problème.

 

1. Inconsciemment, l’être humain fait plus confiance à ses yeux qu’à son cœur ou à son cerveau et accorde donc trop d’importance à ce qu’il voit. Or le scénario ne se voit pas. Le scénario est comme un cœur invisible. Il met en branle la persistance cérébrale, l’effet phi. C’est bien plus profond que l’image mais c’est moins voyant, moins évident. Tant que nos sociétés n’auront pas compris (comme le Renard du Petit Prince) qu’on ne voit bien qu’avec le cœur et que l’essentiel est invisible pour les yeux, on continuera à mépriser le scénario et à s’extasier ou s’offusquer devant un travelling. Et on continuera à nous faire croire que l’image est une spécificité du cinéma alors que le théâtre, aussi, est un art de l’image. D’ailleurs, “theastai” en grec signifie “voir”. A l’intérieur même du poste scénario, cette attention excessive à tout ce qui “saute aux yeux” se traduit par l’importance exagérée accordée aux dialogues (la partie émergée de l’iceberg-scénario) et par la négligence du travail de structure.

 

2. Tout le monde peut écrire un scénario. Je ne parle pas d’en écrire un bon. Je parle juste de noircir cent pages de continuité dialoguée. On n’imagine pas confier le dessin des plans d’un immeuble à quelqu’un qui n’est pas architecte. On n’imagine pas confier une opération à cœur ouvert à quelqu’un qui n’est pas chirurgien. Mais écrire une œuvre aussi complexe qu’une pièce de théâtre ou un film, tout le monde s’y voit volontiers. A commencer par les réalisateurs. De fait, un réalisateur peut non seulement noircir cent pages de continuité dialoguée mais il peut aussi réécrire le scénario de quelqu’un d’autre sur le plateau. Un acteur peut changer les dialogues. Un monteur peut raccourcir des scènes ou les intervertir. Tout le monde peut plonger ses mains dans l’eau. Parfois, cela la rend plus claire. Parfois pas. Bref, scénariste est un métier-paillasson sur lequel tout le monde s’imagine qu’il peut s’essuyer les pieds. Avec talent, bien sûr.

 

3. Peu de gens maîtrisent les trois langages qui autorisent à évaluer un scénario. J’en ai parlé plus haut.

 

4. Le scénario est la première pierre de l’édifice. Quand il y a récit, c’est la pierre la plus importante, la clef de voûte, mais c’est la première. C’est-à-dire qu’elle est créée à un moment où il n’y a pas de financement, où on n’est même pas sûr que ça se fera. Comment avoir en haute estime une activité qu’on a tant de mal à financer ?

 

5. Le scénariste a un pouvoir énorme : celui de créer un univers de fiction, des personnages et du sens. Et, en plus, le pouvoir de donner du travail à tous les autres corps de son métier. Pour tous les égos concernés, ce pouvoir est trop fort. Il dérange, consciemment ou inconsciemment. Il faut rabattre le caquet des scénaristes.

 

6. Le scénario souffre de la confusion entre les deux sens du mot “scénario” qui désigne de fait deux entités différentes : 1- le plan d’un film, 2- le récit d’un film. Le deuxième est bien sûr contenu dans le premier mais il existe des films qui ont eu un scénario-plan, comme outil de travail, mais jamais de scénario-récit, car il ne raconte pas une histoire. Autre nuance importante : le scénario-plan est éphémère ; il n’existe plus une fois que le film est tourné. De lui, on peut dire, comme on l’entend souvent, que c’est une œuvre de transition. En revanche, le scénario-récit existe toujours dans le film, comme un cœur qui bat. Sans scénario-récit, on serait bien en peine d’attribuer le César ou l’Oscar du scénario. Et c’est souvent de sa qualité que dépend une bonne partie de celle du film. En série TV, cette évidence s’impose depuis 15 ans. Confondre le plan de travail d’un film, qu’on jette à la poubelle après montage, et le récit d’un film qui reste là, omniprésent derrière les images, cause de graves torts au scénario et aux scénaristes.

 

7. L’être humain est comme Salieri dans Amadeus : il aspire au génie, au divin. Cette nécessité que nous avons d’adorer des dieux nous pousse à attribuer le mérite d’une œuvre à une seule personne. Or contrairement à la peinture ou à la littérature, le cinéma est un art de collaboration. Si l’on doit accorder de l’importance au scénario et aux scénaristes, alors on dilue le génie. C’est embêtant. Mieux vaut tout mettre sur les épaules du réalisateur. On notera qu’en musique et au théâtre, qui sont également des arts de collaboration, les compositeurs et les dramaturges sont moins mal traités que les scénaristes. Même si les chefs d’orchestre et les metteurs en scène tirent la couverture à eux.

 

Faire des films est vraiment une activité “à la mode” en ce moment. En témoignent de nombreux festivals orientés vers le cinéma amateur. A quoi est-ce dû ?

J’y vois plusieurs raisons. D’abord, le cinéma fascine. A l’époque de mes parents, les métiers qui donnaient envie aux jeunes étaient médecin, professeur, architecte. Aujourd’hui, tout le monde veut être chanteur, footballeur ou cinéaste ! Je pense que c’est en partie dû à la médiatisation de ces métiers. Ils donnent l’impression que ce sont les voies idéales pour devenir riche et célèbre. Ensuite, la technique est devenue très accessible. Le numérique permet, à moindre coût, de filmer et de monter. A tous, j’ai envie de lancer deux réflexions. Primo, que ce soit pour cinéaste ou pour footballeur, il y a énormément de demandes et peu d’élus. Ensuite, la technique ne fait pas tout. Apprenez à raconter une histoire. Ou faites équipe avec un scénariste compétent.

 

Aurons-nous un jour “épuisé” notre stock d’histoires ou est-ce sans fin ?

Même si les règles de la narration sont les mêmes depuis longtemps, je pense que le stock est sans fin. D’abord, parce que le nombre de combinaisons est infini. Ensuite, parce que les thèmes et les sujets évoluent. Les règles du récit ne sont pas une fin mais un moyen. Le moyen de transmettre une pensée de façon intéressante et pérenne.

“C’est tellement plus facile de fabriquer un effet spécial ou une image en 3D que de bien raconter une histoire à hauteur d’humain.”

La course au toujours plus spectaculaire a-t-elle une limite ? Peut-on concevoir un cinéma sans spectaculaire ?

Bien sûr qu’on peut concevoir un cinéma sans spectaculaire ! Il y a des milliers d’œuvres formidables sans la moindre trace de spectaculaire. Je vous en ai cité quelques unes. J’aimerais croire que la course au spectaculaire a une limite et finira par s’essouffler. Mais nous n’en sommes pas là. Les avancées technologiques vont continuer à nous en mettre plein les yeux. A défaut de plein le cœur. C’est tellement plus facile de fabriquer un effet spécial ou une image en 3D que de bien raconter une histoire à hauteur d’humain.

 

Certaines personnes semblent ancrées dans leurs préjugés. Que répondez-vous à ceux qui dénigrent le cinéma américain (notamment celui issu des grands studios) ?

Qu’ils sont dogmatiques. Chaque œuvre d’art devrait être reçue sans a priori, ni négatif, ni positif. Je vais même plus loin : les œuvres d’art ne devraient pas être signées. Combien de fois j’ai lu que tel film était génial parce qu’il y avait le nom d’Alfred Hitchcock au générique et nom celui d’Alan Smithee. Alors qu’Hitchcock a commis quelques navets. Nous devrions recevoir les œuvres d’art sans savoir “d’où elles viennent”. Ensuite, bien sûr, après les avoir reçues avec authenticité, on peut s’intéresser à leurs auteurs, faire des rapprochements, étudier le contexte, etc.

 

En parlant d’œuvre d’art, peut-on appliquer ce terme à tous les films ?

Si le cinéma est un art, alors chaque film est une œuvre d’art. Certaines sont ratées, certes, mais, en tant que moyens d’expression artistiques, elles restent des œuvres d’art. Si vous commencez à nier le statut d’œuvre d’art à certains films ou certaines catégories de films, vous vous engagez sur une pente extrêmement glissante, proche du fascisme. Je ne me risque pas à décrêter ce qui serait de l’art et ce qui n’en serait pas. Je me contente de distinguer les œuvres qui me touchent et celles qui ne me touchent pas. Et j’essaie de comprendre pourquoi certaines sont efficaces et d’autres non.

 

Que dites-vous à ceux qui dénigrent le cinéma français ?

La même chose qu’à ceux qui dénigrent le cinéma américain. “Le cinéma français” est une généralité. Cela englobe tellement de genres et de démarches différents.

 

Pourquoi les mots “happy end” et “divertissement” sont-ils généralement mal vus ?

Parce que cela évoque des concessions au public. C’est une position excessive. Je suis contre les concessions au public mais pas contre les happy ends ni contre le divertissement. “La principale règle est de plaire et de toucher”, dit Racine dans sa préface à Bérénice. On peut distraire l’autre sans perdre son âme. Le happy end doit être dicté par le récit et le sens que l’auteur veut véhiculer. Je vous rappelle qu’il y a un happy end dans Le Cid.

 

Est-ce spécifiquement français comme point de vue ?

Non, pas du tout. Dans toutes les sociétés, il y a des intellectuels qui sont coupés de leurs émotions et qui ont besoin de mépriser ce qui plaît à la masse pour exister. C’est une névrose parmi d’autres. L’ironie, c’est que la masse est parfois assez intelligente pour apprécier les unhappy ends et faire un triomphe à des œuvres qui ne se terminent pas dans l’euphorie générale. Regardez les fins de Titanic, Platoon ou Vol au-dessus d’un nid de coucou.

“Les gens dérouillent tellement dans leur vie personnelle qu’ils ont d’abord envie de se distraire.”

Comment expliquer le grand succès de films “mainstream”, généralement les grosses productions, face à d’autres films qui peuvent être magnifiques ?

D’abord, il y a un paquet de “grosses productions” qui se plantent. Mais bon, je comprends votre question. Je pense que l’explication tient à plusieurs facteurs. Le principal est le manque de culture, d’exigence et de mâturité affective de la plupart des spectateurs — arrêtons l’angélisme et appelons un chat un chat. Pour autant, ce n’est pas une raison pour les mépriser. Au contraire, on devrait leur tendre la main. La fatigue et la facilité jouent aussi un rôle important. Les gens dérouillent tellement dans leur vie personnelle qu’ils ont d’abord envie de se distraire. J’ai bien dit “d’abord”. J’habite en lointaine banlieue francilienne. Il m’arrive de prendre les transports en commun pour aller travailler à Paris. Quand le RER fonctionne correctement, c’est-à-dire une fois sur cinq, cela me prend trois heures aller et retour, de porte à porte. Quand je rentre chez moi le soir, je peux vous dire que je n’ai pas envie de me taper un Godard ou un Angelopoulos. Et pourtant je fais partie des privilégiés. Imaginez la vie d’un artisan ou d’un ouvrier… Pour ne rien arranger, le mot “culture” est devenu synonyme d’ “ennui”. Le microcosme ne fait rien pour aider.

“Quand je vois Sueurs Froides, j’affirme que je m’ennuie et je me contrefiche de ne pas bêler avec les cinéphiles. Maintenant, si vous êtes authentique et que vous aimez Sueurs Froides, vous avez raison.”

Existe-t-il une manière pour interpréter un film ?

Je ne crois pas qu’il n’y en ait qu’une seule. On peut interpréter un film selon une multitude d’angles. En revanche, je pense qu’il n’existe qu’une seule et unique façon de recevoir un film et même toute œuvre de n’importe quelle discipline artistique : c’est en étant authentique. Nous en avons déjà parlé. Si vous regardez un film avec des a priori, si vous attendez les auteurs au tournant (que ce soit en bien ou en mal), vous ne rendez pas justice à l’œuvre et vous vous gâchez purement et simplement le spectacle. L’autre attitude qui fait beaucoup de dégâts est de confondre “J’aime” avec “C’est génial” ou “Je n’aime pas” avec “C’est nul”. Et de croire que ceux qui ne pensent pas comme vous sont forcément des minables. Si vous êtes authentique, que vous reconnaissez votre propre subjectivité et que vous respectez le ressenti des autres, alors vous avez le droit de penser ce que vous voulez d’une œuvre d’art. Ne vous laissez pas impressionner par un avis “autorisé” dans lequel vous ne vous reconnaissez pas. Ce que je vous dis là n’est pas de la démagogie, c’est la seule base valable pour échanger avec les autres sur ses sorties culturelles et ses goûts. J’ai vu des gens en venir quasiment aux mains à propos de David Lynch. Croyez-vous que cela a changé leur ressenti, que l’un a convaincu l’autre ? Ils ont juste développé des toxines et collé un bon timbre psychologique. Quand je vois Sueurs froides, j’affirme que je m’ennuie et je me contrefiche de ne pas bêler avec les cinéphiles. Maintenant, si vous êtes authentique et que vous aimez Sueurs froides, vous avez raison. Vous avez raison d’avoir les goûts que vous avez à condition d’être authentique.

 

Que valent selon vous les analyses des critiques de cinéma ? Comment les comprendre ? Faut-il s’y fier ?

Je ne sais pas si les critiques sont utiles aux spectateurs potentiels ou aux cinéphiles mais il est clair qu’elles n’aident nullement les cinéastes à faire des progrès sur leur artisanat. C’est quand même très dommage. Tous les artistes et les artisans ont envie de s’améliorer et manquent de recul. Une analyse juste, objective, intelligente nous serait infiniment profitable. Malheureusement, les papiers critiques sont surtout des tribunes narcissiques. D’ailleurs, elles ont beaucoup perdu de leur portée depuis une dizaine d’années, depuis qu’internet a offert une fenêtre d’expression à tout le monde. Par ailleurs, nous savons depuis fin octobre 1982, date de la fameuse bataille L’as des asUne chambre en ville, que les critiques n’ont quasiment aucun pouvoir.

 

Que s’est-il passé en 1982 ?

Les deux films sont sortis le même jour, le mercredi 27 octobre. La critique a descendu le film réalisé par Gérard Oury et encensé celui réalisé par Jacques Demy. Elle aurait pu en rester là et s’occuper des nouvelles sorties une semaine plus tard, comme elle le fait tous les mercredis. Mais, devant les premiers résultats, scandalisée par le succès annoncé de l’un et le bide de l’autre, exceptionnellement, elle en a remis une couche auprès de son lectorat. “Faites-nous confiance, Une chambre en ville est formidable, précipitez-vous”. En vain. L’as des as a totalisé 5 450 000 entrées et Une chambre en ville 231 000. C’est l’un des exemples les plus connus qui démontrent que la critique n’a pas le pouvoir de déplacer le public ou de le retenir. Bien sûr, cela ronge son ego et c’est l’une des raisons de son mépris pour le public, cette meute qui ne l’écoute pas, y compris dans son propre lectoratLe seul petit pouvoir que je prête à la critique est d’énerver une poignée de cinéastes tels que Patrice Leconte, Etienne Chatilliez ou Bertrand Tavernier. J’ai envie de dire à mes pairs : foutez-vous en royalement ! Non seulement les critiques n’ont pas de pouvoir mais, en plus, leur avis est nécessairement biaisé.

“Un film n’est pas fabriqué pour être vu avec la tête. Avec un carnet sur les genoux, un stylo à la main et des a priori à gogo.”

Pourquoi ?

Pour six raisons. Primo, les critiques ne voient pas les films de façon authentique. Un film n’est pas fabriqué pour être vu avec la tête. Avec un carnet sur les genoux, un stylo à la main et des a priori à gogo. Secundo, les critiques ne voient pas les films pour leur plaisir mais pour leur métier. Et, comme la majorité des films sont mauvais, ils développent une amertume sans même s’en rendre compte. Tertio, la plupart méprisent le grand public. Donc, toutes les occasions sont bonnes pour se distinguer de la masse, souvent au prix de la mauvaise foi. On s’achète une intelligence sur le dos des films. Quarto, les critiques ne comprennent rien aux différents artisanats du cinéma. Par exemple, ils confondent copieusement scénario et mise en scène. Quinto, ils font preuve du manque d’humilité évoqué plus haut. Ils confondent “J’aime” avec “C’est génial” ou “Je n’aime pas” avec “C’est nul”. Ils écrivent à coup de “on” et non de “je”, comme si leur opinion personnelle représentait une autorité universelle et devait être partagée par tout le monde. Sexto, ils sont fixés sur des dogmes comme d’autres sont fixés au stade anal. Ils s’obstinent à tout attribuer au seul réalisateur alors que le cinéma et la série TV sont des arts de collaboration. Encore une fois, c’est la loi qui le dit. Mais ce n’est pas seulement la loi. C’est aussi le bon sens. Le journaliste d’un magazine qui se veut intelligent a écrit en 1998 : “Comment se fait-il que l’auteur de Ridicule ait pu pondre un film comme Une chance sur deux ?”. S’il n’était pas confit dans ses croyances, ce critique saurait que le principal auteur de Ridicule ne s’appelle pas Patrice Leconte mais Rémy Waterhouse. J’ai bien dit le “principal”, pas le “seul”. Aujourd’hui, les séries TV anglo-saxonnes mettent très à mal la primauté du réalisateur. Mais les critiques s’arc-boutent toujours. Michel Onfray appelle cela “le principe de Don Quichotte”, celui qui consiste à ne pas voir le réel tel qu’il est. Les critiques qui déforment la réalité au profit de leurs doctrines me font plutôt penser aux sœurs de Cendrillon dans le conte de Grimm. L’une se coupe le talon, l’autre le gros orteil pour pouvoir entrer dans l’escarpin d’or. Non seulement, ça fait mal aux pieds mais ça ne marche pas très longtemps. Les princes que sont leurs lecteurs se font berner un temps puis finissent par voir le sang qui coule. Pour ma part, j’évite de regarder les films avec des lunettes idéologiques, je préfère m’intéresser aux faits, ceux dont on dit qu’ils sont têtus. Bien sûr, je peux me tromper. Mais je suis toujours ouvert à réviser ma position et toujours vigilant à ne pas transformer mes théories en doctrines et ces doctrines en dogmes.

 

Vous en revenez toujours à l’authenticité.

Excusez-moi d’insister mais l’authenticité est vraiment la valeur cardinale. Etre authentique consiste à entendre son ressenti profond. Mais pas seulement. Cela consiste aussi à l’accepter. Je vous donne un exemple, parmi mille autres, qui illustre tous les éléments que je viens d’évoquer : inauthenticité, dogmatisme, intellectualisme, incompétence, vanité et mauvaise foi. En 1959, à propos du Pigeon, un critique des Cahiers du Cinéma a écrit : “Je ne crois pas que Le pigeon soit un très bon film. Je crois même que dans cinq ans, nous ne comprendrons plus comment nous avons pu rire autant. Même aujourd’hui, je suis persuadé que plusieurs visions le rendraient très vite insupportable. Pourtant, il faut bien l’avouer, j’ai pris un très grand plaisir à ce film qui, dans son principe et dans son exécution, va à l’encontre de tout ce que, par ailleurs, je peux défendre”. Vous vous rendez compte ? Mais quelle détresse ! Quelle schizophrénie ! Et, au final, quelle honte ! Le problème n’est pas que ce critique ait manqué de flair sur un film devenu classique. Il a entièrement le droit de ne pas aimer et même de faire un mauvais pronostic. Dans ce domaine, il n’est ni le premier, ni le dernier. Mais nous avons affaire à un homme qui prend du plaisir à la vision d’un film, “un très grand plaisir” même, et qui, pourtant, le juge mauvais et insupportable. Une telle malhonnêteté émotionnelle étalée au grand jour relève de l’internement psychiatrique. Avec obligation de copier tous les jours cent fois la phrase de Jean Racine citée plus haut.

“Si le succès était un gage de qualité, alors Festen, No man’s land et Sur mes lèvres seraient des ratages et Intouchables et Plus belle la vie seraient des chefs d’œuvre.”

Que vaut l’analyse en général ? Est ce qu’il vaut mieux se fier à l’avis d’un néophyte sans prétention plutôt qu’à celui d’un critique qui connaît l’ensemble des mécanismes qui font le film ?

Encore une fois, les critiques ne connaissent pas les différents artisanats du cinéma. Leur compétence, si elle existe, est de connaître l’histoire du cinéma. Ils ont vu énormément de films, beaucoup plus que le grand public ou même les professionnels. Mais est-ce qu’il suffit d’avoir vu des milliers de films pour comprendre le cinéma de l’intérieur ? Pour répondre à votre question, je me fie bien plus au bouche-à-oreille des gens authentiques qu’à l’avis des critiques. Ou alors en négatif. Quand les ayatollahs crachent sur une petite comédie américaine, j’ai tendance à y aller. Quand ils encensent un film d’auteur, je passe mon chemin. Pour autant, je ne suis pas plus sensible aux succès de masse. Le fait qu’un film attire plusieurs millions de personnes n’a pour moi aucune signification autre que le fait qu’il a servi de ciment social et donner du plaisir à plein de gens. Ce qui est déjà pas mal. Mais cela ne dit rien sur sa qualité artistique, sur le fait qu’il va me toucher ou sur sa pérennité dans l’Histoire. Si le succès était un gage de qualité, alors Festen, No man’s land et Sur mes lèvres seraient des ratages et Intouchables et Plus belle la vie seraient des chefs d’œuvre. Entre ceux qui crachent sur le succès public et ceux qui se prosternent devant, j’essaie d’avoir une attitude médiane. En bref, comme vous le voyez, il n’est pas facile d’être bien guidé pour le choix de ses sorties culturelles. Je vous parlais plus haut des petits films à hauteur d’humain. Un bon moyen d’en dénicher est de suivre la programmation des cinémas indépendants. Je pense au circuit Utopia ou au Pandora d’Achères. Car, contrairement aux critiques, ils ont une préoccupation économique, ils ont besoin de faire venir les spectateurs dans leurs salles. Et, en même temps, ils ne s’aventurent pas à concurrencer les grands groupes. Résultat, ils dénichent souvent des films différents mais accessibles.

 

Peut-on résumer tout récit à : “Un personnage cherche à atteindre un objectif et rencontre des obstacles, ce qui génère du conflit et de l’émotion, pour le personnage mais aussi pour le spectateur.” ?

Je vais même plus loin. J’ai l’impression que, dans la vie, on peut résumer toute action d’un organisme vivant, végétaux compris, par un objectif (conscient ou inconscient) et des obstacles plus ou moins importants. En fiction, l’objectif peut être inconscient. Il peut même être projeté, au sens psychanalytique du terme. Quand deux personnes discutent paisiblement alors qu’il y a une bombe prête à exploser dans le décor, le spectateur prête aux personnages un objectif qu’ils n’ont pas : échapper à l’explosion.

 

Vous parlez de drame et de comédie dans La dramaturgie. Est ce que c’est le même sens que quand on qualifie un film de drame, de comédie ou de thriller ?

C’est assez proche. Cela dit, je ne distingue pas le drame de la comédie dans La dramaturgie. Je distingue le traitement sérieux du traitement comique. Et je regrette que la comédie soit considérée comme un genre au même titre que le western ou le policier. Le shériff est en prison, c’est quoi ? Une comédie ou un western ?

 

Pourquoi l’ironie dramatique, qui consiste à informer le spectateur au détriment d’un personnage, est-elle aussi efficace ? Est-ce parce qu’elle ressemble aux situations de tous les jours, mensonges, cachotteries ?

Oui, en partie. Il est clair que l’ironie dramatique est un type de situation que nous connaissons régulièrement dans notre vie de tous les jours. Mais ce n’est pas la seule explication à son intérêt et son efficacité. Donner au spectateur une information qu’au moins l’un des personnages ignore, c’est dire au spectateur qu’on le tient pour un partenaire essentiel et l’inviter à participer. En bref, pour un auteur, c’est jouer le jeu de son art. C’est à la fois intelligent et généreux de sa part et gratifiant pour le spectateur.

 

La structure en trois actes que vous détaillez dans La Dramaturgie, est-ce la seule forme de récit qui existe et qui marche ?

C’est de loin la plus logique.

 

Est-il possible de s’affranchir de cette structure tout en créant une œuvre efficace ?

Peut-être mais ne me demandez pas d’exemple, je n’en ai pas à l’esprit. Je vois la structure en trois actes jusque dans Memento et En attendant Godot. Et puis la rebellion par principe me paraît puérile et stérile.

 

Qu’est-ce qui fait un bon scénariste ? Est-ce inné ou cela s’apprend-t-il ?

Cela s’apprend, comme toute activité humaine, mais il faut des prédispositions. C’est exactement comme le piano, le tennis, la pâtisserie, le fortran, la menuiserie, le dessin…

 

Quelles prédispositions ?

C’est difficile à rationnaliser. Je dirais qu’il faut être cruel. Pas sadique mais cruel. Qu’il faut être inventif. Ne pas trop prendre sa vie au sérieux. Accepter d’alterner entre le poète et le comptable, l’hémisphère droit et l’hémisphère gaucheAccepter de faire lire et d’entendre des retours de lecture. Et être un sacré bosseur. Ecouter Boileau : “Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage”.

“Depuis l’enfance, mes quatre mots préférés sont “il”, “était”, “une” et “fois”.”

Tout ce qui est contenu dans La dramaturgie est-il la conclusion de toutes vos expériences ?

Oui, on peut le dire comme ça. Mes livres sont les fruits de mes activités d’auteur dramatique, de script doctor, de professeur de scénario et d’amateur fou du récit. Je suis un indécrottable aristotélicien. Depuis l’enfance, mes quatre mots préférés sont “il”, “était”, “une” et “fois”. J’adore qu’on m’embarque dans une histoire. Que ce soit une fiction ou une histoire vraie, je frémis dès qu’un récit démarre.

 

Connaître et suivre les règles fait-il de nous un bon scénariste ?

Oui. Mais la difficulté n’est pas de connaître les règles. C’est d’abord d’accepter de les respecter et ensuite, surtout, de les maîtriser.

 

D’après votre expérience personnelle, y a-t-il une recette pour faire un film qui marche ?

Non et non. Non au mot “recette”, que je n’utilise jamais. Je parle de “règles”. Le mot “recette” est souvent utilisé par ceux que les règles dérangent. Et non, il n’y a pas de règles pour faire un film qui fait beaucoup d’entrées. En tout cas à court terme. Le succès d’un film au moment de sa sortie relève de la sociologie, pas de l’art. En revanche, je pense qu’il existe des règles pour écrire un scénario qui permette à l’auteur de transmettre sa pensée et qui résiste à la trappe de l’Histoire.

 

Comment arriver à écrire ? De quoi peut-on partir ?

La façon dont un auteur trouve ses sujets relève du mystère. Parfois, c’est un personnage, croisé dans la vie. Parfois, c’est un fait divers, lu dans un journal. Parfois, c’est une scène d’un film déjà existant. Ou un dialogue, un décor, une époque, un thème. Ou même une idée de titre. Ou l’envie de faire passer un message. Sans parler des motivations inconscientes. Dont on découvre une partie bien après que le film est fini !

 

Comment savoir si ce que l’on écrit va marcher ?

Cela dépend de ce que vous entendez par “marcher”. Pour savoir si ce qu’on a écrit peut toucher les autres, il suffit de faire lire son travail abondamment, de préférence à des lecteurs authentiques ou/et des script doctors compétents. Pour savoir si cela va faire un carton en salles, essayez une voyante, un voyage à Lourdes ou un expert économique.

 

Doit-on cibler un type de public particulier quand on écrit ?

On n’écrit pas pour les enfants de la même façon qu’on écrit pour les adolescents et les adultes. Pour le reste, l’idée étant de se reposer sur le fonds commun à l’humanité, vous vous adressez à tout le monde. Et vous serez bien content de toucher une partie d’entre eux.

 

Quels pièges éviter lors de l’écriture d’un scénario ?

Ils sont beaucoup trop nombreux pour que je les énumère ici. Je me permets de vous renvoyer à Construire un récit.

 

Doit-on suivre tout ce qui est écrit dans le livre pour écrire un bon scénario ?

Si je vous dis “oui”, vous allez me prendre pour un tyran mégalomane. Si je vous dis “non”, vous allez vous réjouir de pouvoir faire comme bon vous semble, c’est-à-dire, en gros, d’aller au plus facile. Ma suggestion, c’est d’essayer de respecter toutes les règles en sachant qu’on n’y arrivera pas totalement de toute façon. C’est d’ailleurs une très bonne nouvelle pour ceux qui craignent une quelconque uniformisation. Le facteur humain joue un tel rôle qu’il est impossible de produire un scénario qui donnerait l’impression d’avoir été pondu par une machine. Même si vous avez du talent et que vous respectez les règles, il y aura forcément des imperfections qui rendront votre scénario humain. Ce n’est pas formidable ?! La grande question est de savoir quel degré d’imperfection est souhaitable. Il vient un moment où l’œuvre n’est plus touchante de maladresse et de réussite mais juste ratée. Enfin, si cela peut vous aider à débrancher votre Enfant Rebelle, je vous invite à ne pas parler de règles mais de “codes” ou d'”outils” ou de “principes”. Cela dit, ce n’est pas le mot “règle” qui dérange certains artistes, c’est ce qu’il implique.

 

Yves Lavandier propose aussi des cours vidéo basés sur son livre.

Propos recueillis par Florian Paume, novembre & décembre 2014.

Publié le 23 décembre 2014. Dernière mise à jour le 26 septembre 2021.

  • La Dramaturgie

    Écrit par Yves Lavandier et édité par Le Clown & l'Enfant.

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    Traité consacré à l'art du récit dramatique au cinéma, au théâtre, à la télévision, l'opéra, la B.D. L'auteur y décrit des mécanismes du récit dramatique en s'appuyant sur des exemples d'oeuvres. Cet ouvrage est une référence. Depuis sa parution en 1994, de nouvelles versions sont régulièrement publiées par Yves Lavandier.

    Première parution : 1994

    Nombre de pages : 567

  • Evaluer un scénario

    Écrit par Yves Lavandier et édité par Le Clown & l'Enfant.

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    "Ce livre propose un ensemble de préceptes et d'outils concernant la "lecture" d'une œuvre dramatique. Certains résultent de la connaissance des mécanismes énoncés dans La dramaturgie. D'autres, de ma pratique de pédagogue et de maïeuticien. C'est parce que l'évaluation du scénario est si importante en France que j'ai mis le mot "scénario" dans le titre. Mais je crois que les professionnels du théâtre pourront y puiser des idées." Y. Lavandier.

    Première parution : juin 2011

    Nombre de pages : 72

  • Construire un récit

    Écrit par Yves Lavandier et édité par Le Clown & l'Enfant.

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    Avec Construire un récit, Yves Lavandier propose une méthode qui découle à la fois de la compréhension des mécanismes narratifs et de son expérience d'auteur, pédagogue et script-doctor. Les exemples sont puisés dans le répertoire dramatique : théâtre, cinéma, télévision et bande dessinée.

    Première parution : juin 2011

    Nombre de pages : 250

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